1994 – LA SICILE

L’ARRIVEE

En descendant la passerelle de l’avion ce 9 avril, à CATANIA, le vent m’assaille, m’apportant une vague d’odeurs d’herbes et de fleurs qui me promettent des félicités futures. Certes, il n’est pas très chaud, ce vent, mais il n’a rien à voir avec celui, chargé d’humidité glaciale, que j’ai laissé à Orly, ce matin à 5 heures ! Nous n’avons pu voir ni le MONT BLANC, ni l’ ILE D’ELBE à cause du mauvais temps, et même ici, à 9 h du matin, ce n’est pas vraiment le grand beau… mais peu importe, je suis sûre que ça va s’arranger.

Forte des indications de mon Guide du Routard, je passe devant trois gendarmes à la moustache sévère qui regardent d’un œil méfiant mon sac à dos pendant que je cherche à « fare biglietto » pour l’autobus. Mais je ne trouve qu’un automate en panne – et mon premier ange gardien sicilien sous forme d’une gentille Signorina à la gare routière – qui me donne son billet qui est encore valable jusqu’à onze heures. Une heure plus tard, je suis déjà installée à la PENSIONE GRESI (où j’avais réservé depuis Paris, car c’est central, calme et bon marché), dans une grande chambre donnant sur les toits à tuiles roses de CATANE. Il a fallu marcher un bon bout à pied à cause d’une manif’ des « anciens combattants pour l’Ex-Yougoslavie » et je rigole car hier, j’ai quitté la grève générale des transports parisiens pour me retrouver dans une autre ici.

J’ai chaud après avoir grimpé les trois étages de la pension à pied et le grand soleil qui entre maintenant à flots dans ma chambre m’incite à commettre une imprudence qui sera la première et la dernière du voyage : je mets un pull léger et un bermuda (pas un short !), avec un collant tout de même mais un collant de couleur « chair ». Mamma mia, que n’ai-je fait ! A peine ressortie pour un premier tour en ville, je constate qu’on me regarde avec insistance. Comme il n’y a guère de blondes ici, je pense tout d’abord qu’on s’intéresse à ma tête. Que nenni ! Ce sont mes jambes qui attirent ces Messieurs (du plus jeune au plus vieux) qui me dévorent littéralement des yeux. Mais enfin, ils n’ont jamais vu les jambes d’une femme ici ? Tout en déambulant la Via Etnea – d’où l’on aperçoit le volcan couvert de neige ! – je regarde à mon tour la gente féminine. Non, en effet, quand jambes il y a – et il y en a même en mini-jupes ! – elles sont pudiquement voilées de noir. Je le saurai pour la prochaine sortie.

Pour l’heure, je m’achète dans une librairie les « Avventure di Pinocchio » car depuis mon séjour à Londres, j’ai appris que les bons livres pour enfants (dont on connaît déjà le contenu) sont nettement plus efficaces et plus marrants pour apprendre une langue que les manuels scolaires. Ensuite je passe au fabuleux marché « La Pescheria » pour faire mes emplettes de fraises, d’olives et de fromage. Tout est incroyablement bon marché en comparaison des prix de Paris et l’abondance du poisson, des fruits et des légumes me ravit.

Ce qui est moins drôle: trois personnes – dont un policier – m’ont déjà mise en garde contre les pick-pockets. Qui n’ont aucune chance avec moi, car j’ai tout planqué dans les poches de mon blouson, au-dessus de mes seins. Et là, tout de même…

Catane a dû être une très belle ville au temps de sa splendeur ! Maintenant, dès qu’on quitte la rue principale, on retrouve très vite la désolation des palazzi fermés ou complètement laissés à l’abandon. Pour ce qui est de la propreté, je ne m’attendais pas à la Suisse allemande, mais tout de même, ça dépasse un peu les bornes. Visiblement, cet état de fait énerve même quelques Siciliens car dans une petite rue, où l’on vient de planter quelques oliviers en mal de soleil, je vois des pancartes en bois, fichées dans le sol, aux inscriptions touchantes

Basta di sporcare! Ne pas jeter les détritus par terre est un signe de courtoisie.

Hélas, le vent s’est levé et fait voler toutes sortes de papiers gras et emballages que les gens laissent tomber partout.

Je retourne à l’hôtel pour une sieste réparatrice et ressors plus tard – vêtue d’un pantalon et devenue ainsi quasiment invisible…L’Office du Tourisme se cache au 3ème étage d’un immeuble moderne, « couloir à droite, deuxième bureau ». Une dame très soignée, parlant avec un fort accent un français tout à fait acceptable (je suis encore trop fatiguée pour faire l’effort de parler italien) me donne toutes sortes de cartes, guides et tous les renseignements pour faire le tour de l’Etna.

Je traverse le très joli GIARDINO BELLINI et, tout en pensant déjà au bon repas à venir, je jouis du spectacle de la « passegiata » du soir. Soudain, dans un fracas épouvantable de deux autos qui se tamponnent et du cri strident d’une femme qui a peur, une vespa – sans conducteur heureusement – atterrit à 50 cm de ma jambe gauche, pendant que la voiture de la malheureuse est projetée par le véhicule d’un policier (sic !) dans — la devanture d’une pharmacie ! Ambiance…

Je reste coi d’abord, puis, vu que l’une et l’autre n’ont que des égratignures, je m’enfuis lâchement, n’ayant nulle envie de servir de témoin à la police italienne. Par contre, ces braves Catanais accourent littéralement de tous les côtés pour se régaler du spectacle – c’est à la fois pathétique et drôle car les jeunes gens courent, les mains sur les fesses, de peur de perdre (ou de se faire voler !) leur portefeuille.

Moi, je vais manger et réjouir mon palais des « Spaghetti NORMA » car nul ne peut ignorer que Bellini est né dans cette ville, tant de monuments (bustes, places, rues, un théâtre et un parc !) portent son nom. La portion est à la fois délicieuse et largement suffisante pour un appétit normal. Le garçon ne veut pas me croire: non, je ne souhaite pas un « secondo piatto » mais juste encore un verre de vin blanc et une cigarette. A neuf heures du soir, je suis déjà au lit et je m’endors aussitôt, bercée par la télévision de Berlusconi.

PREMIERE EXCURSION

Dix heures plus tard, je suis réveillée par un formidable éternuement qui résonne dans la maison comme une explosion du volcan, mais qui provient en fait de la poitrine ‘molto imposante’ de la Signora Dirrettrice. Il fait beau et je décide de partir avec le FERROVIA CIRCUMETNEA pour faire le tour de cette montagne. Bien sûr, il serait tentant de raconter, en rentrant : « Qu’ai-je fait pendant les vacances de Pâques ? Oh, juste une petite virée à ski sur les pistes de l’Etna… ». Mais ce n’est pas possible car le lundi de Pâques a été fatal au beau temps en Sicile et là-haut, il y a trop de neige fraîche et un risque d’avalanches.

Pour faire le tour complet de 150 km, il faut d’abord prendre l’autorail qui va ‘piano, piano’ mais pas tellement ‘lontano’ car après 80 km il faut changer pour un autre train ou un bus. Partie sans ’collazione’, je la prends au bar de la gare, comme une vraie autochtone. C’est ainsi que je découvre la fantastique machine « Fresh-Orange », sorte de croisement entre un flipper et la machine du Loto, sauf qu’ici, on gagne à tous les coups car on se retrouve après deux minutes fascinantes de cliquetis avec un grand verre d’orange fraîchement pressée pour 3,75 F ! Ensuite, je prends un cappucino et ‘una raviola’, espèce de croissant immense à la ricotta, absolument divin. Me voilà prête pour la journée.

Notre train s’arrête pour ainsi dire à chaque figuier de barbarie (ici : ‘fico di India’) et Dieu sait s’il y en a ! Après des banlieues sales et moches, arrivent des vues splendides :

à droite sur le volcan, à gauche sur les champs et les près. Très loin, là-bas, c’est la mer ! Mon nez est un peu frustré, car nous longeons des kilomètres d’orangeraies et je lui promets bien des joies pour demain au plus tard…L’herbe des près est incroyablement haute pour un début d’avril. J’en prends plein les mirettes des marguerites blanches et jaunes, des coquelicots rouges, des iris violets — bref, un sourire émerveillé reste accroché à mes lèvres et je me dis que c’est certainement ça, le vrai luxe : avoir la liberté de pouvoir partir pendant deux semaines sans devoir demander la permission à personne !

Je vis là un moment de bonheur et j’en suis bien consciente. Bien sûr, en regardant l’Etna dans sa blancheur étincelante, j’ai un petit pincement au cœur mais après cet hiver infernalement long, j’ai envie de me rouler dans l’herbe verte, de caresser le romarin en fleurs pour ensuite sentir son parfum sur mes mains, et de m’étendre voluptueusement sur une plage pour écouter le clapotis des vagues… Je suis dans un état de mollesse détendue, mais en même temps tout à fait « présente », prête à toutes les générosités envers les autres qui n’attendent rien de moi.

Concernant les passagers du train, il y a peu de jeunes en cette matinée d’école, un couple de Suisse-Allemands et quelques vieux paysans, dont un très beau que j’aimerais bien prendre en photo, ce que je n’ose évidemment pas faire. Je lie conversation avec une jeune femme pour enfin me risquer à parler italien. Ca ne va pas trop mal, je me débrouille — mais pour ce qui est de comprendre, tintin ! S’ils pouvaient ARTICULER et parler un chouïa moins vite qu’une mitrailleuse, ça m’arrangerait vraiment !!

Une heure et demie d’arrêt à RANDAZZO, dont le centre médiéval vaut moins pour son église que pour ses rues étroites aux belles maisons de pierre de taille, aux balcons et aux candélabres en fer forgé. Malheureusement, le pittoresque est quelque peu gâché par des câbles électriques qui pendent dangereusement partout et par des antennes de télévision. Ici comme partout où le train est passé, on ne voit QUE des hommes dehors, des vieux s’entend, tous habillés de gris tristounet, de bleu foncé, de marron. Ils tchatchent et mangent des oranges. A part ça, ils ne font strictement RIEN ! Je vois beaucoup d’Africains qui déambulent avec leurs tapis sur lesquels ils étalent par terre leurs ceintures et les inévitables lunettes noires ‘ray-ban’ pour les jeunes.

A l’est de l’Etna, les agrumes sont roi tandis qu’au nord ce seront les vignobles. Un peu avant RIPOSTO, j’aperçois au loin TAORMINE sur son rocher et ça a l’air bien beau – j’irai demain. Pour l’heure, je descends du train et je cours vers la mer « pour danser avec elle et défier la mort » comme dans la belle chanson de Michel Rivard. Je réussis même à faire une mini bronzette à l’abri du vent glacial, derrière un rocher. Ensuite, au lieu de remonter à la gare, je fais quelques kilomètres à pied sur une petite départementale entre fermes (‘aziende agricole’), qui produisent oranges et citrons. Mon nez jubile : j’ai tenu ma promesse !

J’arrête un bus sur un signe de main — et je l’ai pour moi toute seule ! Ainsi je peux bavarder avec le chauffeur tranquillement et je lui fais part de mon étonnement : des tonnes d’ordures que l’on voit et que l’on SENT dès qu’on quitte la grande route (en été, ça doit être invivable !). Il est tout à fait désolé et en convient que les gens sont très mal élevés. Hélas ! Tout à l’heure, j’ai vu un homme, très bien habillé, nettoyer avec un kleenex le rétro de sa voiture, puis jeter le papier d’un air dégoûté là, où il s‘était arrêté…

TAORMINE

Flûte, ça ne s’arrange vraiment pas côté temps. Et ça me fait une belle jambe de savoir qu’en France, c’est pire ! Cela fait trois jours que je suis à Taormine où j’ai trouvé – merci mon « Guide du Routard » ! – une chambre avec terrasse et avec une vue unique sur la baie et sur l’Etna pour seulement 100F.  Mais je n’ai pu jouir de cette chance que deux fois deux heures quand le soleil a bien voulu se montrer et le vent du nord se calmer.

Le reste du temps, je me suis baladée dans le centre ville, coquet avec ses ruelles et ses escaliers joliment pavés de petites pierres en forme de fleur. Les palaces sont soit anciens et un peu délabrés (comme j’aime), soit flambants neufs et franchement hideux.

Le théâtre grec est comme tous ses semblables: grand, rond et rempli de classes de ‘ragazzi’ qui font les fous comme tous les élèves en excursion. Le jardin public embaume des vagues bleues des glycines qui cascadent par-dessus d’étranges édifices qu’une vielle lady excentrique et très british légua à la ville. Le chant des oiseaux exotiques, tenus en volière, se mêle à celui des merles qui me réveillent le matin.

J’arpente tous les coins et recoins de cette petite ville, je descends un escalier jusqu’à une petite plage privée, je remonte en funiculaire, bref, je me laisse aller au charme de l’endroit : aux couleurs et aux odeurs. La mer devient bleu-turquoise à certains endroits, la neige de l’Etna joue aux brillants dès qu’un rayon de soleil se pointe, le vert des collines se mêle harmonieusement à l’ocre des palazzi et mon nez est au paradis car il ne sait plus où donner de la tête entre le parfum des roses, des capucines et des pois de senteur qui éclipserait PRESQUE celui des orangers…

Malgré le vent et le ciel peu engageant, je décide de pousser jusqu’au MONTE VEDERE par un chemin INTERDIT aux voitures (klaxonner le plus fort possible est le sport national numéro un des Italiens !). Il commence en plein milieu de la ville et il n’est pas indiqué dans mon Guide du Routard. J’ai déjà constaté plusieurs fois que les « routards » sont des vilains paresseux en ce qui concerne la randonnée !  Heureusement il y a les Suisses-Allemands et leur Association des « Baumeler » avec lesquels j’ai randonné aussi bien en Grèce qu’en Espagne. C’est donc facile pour moi, de retrouver les petits points rouges, discrets, qui m’indiquent des raccourcis, des sentiers de chèvres ou d’ânes autrement plus exaltants que la route goudronnée.

Arrivée au sommet – à plus de 800 m au-dessus de la mer – la vue est un enchantement. MAIS la force du vent toujours aussi réfrigérant me fait redescendre bien vite. Généreusement, je dispense mon tout nouveau savoir sur ces raccourcis à deux couples français et allemands car j’aime transmettre quelque chose à des gens intéressés.

Après deux heures de soleil sur ma terrasse, retour à la « normale » avec averses et vent. Je lis mon « Pinocchio », en cherchant de moins en moins dans le dico, je travaille mes deux chansons en chantier, je fais mes vocalises et je dors. Le premier soir, je mange en bas dans le restau du patron qui loue des chambres (ce n’est pas vraiment un hôtel ni une pension et je dois faire du charme pour avoir droit à une lampe de chevet : il a peur que « les touristes » fassent cramer la maison). A côté de moi, deux Italiens sont attablés qui viennent depuis 25 ANS (quelle horreur d’aller en vacances chaque année au même endroit !). L’un est colonel, l’autre commerçant et tous deux apprécient « evidentemente » l’arrivée de Berlusconi au pouvoir. Ben, voyons !

SYRACUSE

Franchement, je n’irai pas revoir « Syracuse, avant que ma jeunesse s’use » — et même après. Cette ville m’a filé le blues ! Tout va de travers dès mon arrivée à la gare : au lieu d’aller dans un hôtel « pas cher » à côté, je m’obstine à vouloir aller en bus (ce qui s’avère très compliqué) à celui qui est « BEAU et pas cher ». Deux heures plus tard, je dois me rendre à l’évidence : cet hôtel est fermé définitivement depuis deux mois.

Partie pour aller faire un tour dans l’ORTYGIE, la vieille ville, je déchante très rapidement devant l’état d’abandon des maisons qui ont dû être vraiment splendides. Je trouve que c’est une honte/vergogna ! Laisser aller ainsi le patrimoine, comment peut-on ? Les syndicalistes qui occupent la place de l’Hôtel de ville m’approuvent violemment ! Ils font grève contre Pirelli qui ferme une usine ici pour en ouvrir une autre — en Chine ! Ils ont choisi cette place pour manifester parce que la Mairie et l’Archevêché se trouvent – comme c’est pratique – côté à côte… Cette discussion sera le seul moment rigolo de la journée. C’est eux qui me donnent l’explication de l’effervescence (toute relative, comparée à nos contrées) qui règne parmi les ouvriers qui sont en train de repaver certaines rues : IL PAPA doit venir en visite le 1er mai et bien entendu, ses augustes pieds ne doivent pas fouler des rues « normales ». Quand on pense qu’à cause de cette usine qui ferme, 400 personnes dans la ville et des alentours vont se trouver au chômage, l’argent que coûte cette visite du pape pourrait franchement être mieux utilisé. Clairement, eux aussi réprouvent l’arrivée de Berlusconi au pouvoir et pensent que les Italiens se sont comportés comme des enfants irresponsables pendant les élections. Je n’ose les contredire.

Pour finir, je dors très mal dans un hôtel à côté de la gare où une pompe à eau me pompe l’air pendant TOUTE la nuit. Devant ma complainte, virulente mais très polie, il signor direttore me concède ‘généreusement’ 32 Francs de « sconto ». Je fuis.

NOTO

Ahhh, quelle ville merveilleusement baroque que NOTO ! Pour comble de bonheur, je tombe dans un endroit paradisiaque chez des gens cultivés (et riches). Emmanuela et Enzo, deux profs de latin, d’histoire et d’italien, ont su transformer avec autant de goût que d’argent leur patrimoine. La ferme héritée des parents a été rénovée pour la grande maison centrale et dans les dépendances, ils ont installé 6 studios pour touristes (avec kitchenette et salle de bains) autour de la grande cour fleurie et calme à 5 minutes du centre ville. Valeria, leur fille, également prof (de gym), vient me chercher à la gare suite à mon coup de fil (oui, je me lance même dans les conversations téléphoniques – et tant pis pour les fautes, on me comprend toujours). Elle persuade sa mère de me donner le plus petit des appartements pour un prix se situant entre celui pour deux personnes (que je devrais payer) et la moitié (que j’aimerais payer).

Tout en m’installant, on commence à papoter et Emmanuela, qui a l’air assez sévère l’est en fait nettement moins. Elle m’invite même dans son salon, m’offre un café (servi par un garçon du Sri Lanka qui leur sert de bonne à tout faire mais à qui ils payent des études pendant deux ans) et me montre sa merveilleuse cuisine : seul le four est moderne, tout le reste est ancien avec une cuisinière à gaz et une à bois. Le sol est carrelé avec goût et décoré de tagines et d’autres poteries.

On commence à parler politique. Pour une fois, c’est elle qui me demande ce que « la France » pense de Berlusconi et ensuite elle me raconte sa vie. Elle s’est mariée à 15 ANS pour fuir ses parents (et non à cause d’un bébé) et elle fêtera ses 40 ans de mariage avec Enzo l’an prochain ! Je suis pleine d’admiration mais je la quitte après une heure de conversation car je fatigue vite encore puisque cela me demande quand-même un grand effort de concentration.

Le soleil brille, la terrasse est vide et je m’installe pour une sieste-bronzette. Hélas, le vent se lève à nouveau et je décide qu’il vaut mieux aller se balader en ville. NOTO me plaît vraiment beaucoup, surtout à cause de cette couleur de miel dont est faite la pierre. Le baroque est décliné sur tous les tons avec un bonheur rare et l’on fait de vrais efforts de restauration.

Par contre, quand je dis en rentrant au professeur Enzo que c’est un peu dommage de devoir faire un grand détour depuis sa maison pour aller au Centre Ville et qu’un tout petit escalier bien placé réduirait le chemin de deux tiers, il ne peut que soupirer :

Le projet a bien été voté par la Mairie il y a SIX ans – on n’attend plus que le début des travaux…

Sur la terrasse de cette superbe propriété, je rencontre une famille parisienne très sympa à laquelle je prodigue mes conseils concernant Taormine. Ils sont très reconnaissants et m’invitent à partager leur pizza. Soirée conviviale. Le lendemain, le ciel est bas et il pleuviote. Je voulais aller voir la RESERVE NATURALISTE VENDICARI. Mais le mauvais temps et les renseignements complètements faux du directeur de l’Office du Tourisme (sic !), qui ignore que depuis UN AN il n’y a plus de possibilité d’aller en autocar près de la réserve parce que la route est en réfection, je décide d’aller visiter MODICA.

Pas mal comme ville, mais très grise et encaissée au fond d’une vallée. Le mauvais temps ne m’incite pas à y rester. Je passe mon après-midi à lire et à écrire, ensuite je regarde un débat à l’Assemblée Nationale Italienne — et je comprends quasiment tout (du moins linguistiquement parlant) car ils veulent tous CONVAINCRE et parlent lentement en articulant.

Le soir, je rencontre au restaurant Donatella et Marisa qui me proposent de partager leur voiture et – pour 15.000 Lire – une balade en bateau sur la rivière CYANE, près de Syracuse, pour y aller voir des papyrus. Enthousiasmée, j’accepte et nous voilà parties par la première belle matinée CHAUDE, direction le CAP PASSERO qui est l’endroit le plus au sud de l’Italie.

Ensuite, belle balade sur la rivière Cyane (sur les traces de Cicéron, s’il vous plaît) et pour finir, nous arrivons même à trouver le fameux sentier botanique de Vendicari. En fait, la réserve naturelle démarre d’un côté à ELORO avec sa petite plage et s’étale pratiquement jusqu’à MAZARMEMI : 8km de long sur 1,5km de largeur. C’est une des zones humides les plus importantes d’Europe, avec de nombreuses espèces d’oiseaux dont des milliers de migrateurs qui passent par ici. Des sentiers ont été aménagés à travers la réserve.20 minutes plus tard, nous arrivons à proximité de la plage de MOLASCHE (Spiaggia di Molasche) : un beau croissant de sable entouré de falaise, au bord d’une mer d’un bleu translucide.

Même les moustiques qui se jettent sur mes mollets comme des fous, ne peuvent pas entamer ma bonne humeur aujourd’hui car je vois de belles choses et je discute pendant des heures en italien avec ces deux filles, tellement différentes de stature et de caractère. Donatella est très « ne me touchez pas, je suis si sensible et délicate de nature », toujours impeccablement habillée et maquillée, ne supportant ni le chaud, ni le froid, ni le vin ! Bref, l’enquiquineuse née. Marisa, bonne pomme, grosse, moche mais toujours de bonne humeur, prend des centaines de photos et s’extasie sur tout ce qu’elle voit. Les deux admirent mon « courage » de voyager seule, d’apprendre leur langue et m’encouragent beaucoup quand j’hésite sur une phrase ou une expression.

AGRIGENTE

Elles m’invitent à les suivre dans leur voiture jusqu’à AGRIGENTE. J’accepte avec plaisir car je verrai certainement plus et mieux que par les petites fenêtres (toujours sales, hélas) des trains siciliens. Bien entendu, je suis prête à 7H30 comme convenu le lendemain (Donatella a peur de « la chaleur » et elle est servie car il fait à nouveau 12 degrés ce matin sous une épaisse couche de nuages) mais pas elles. Nous partons donc avec une heure de retard, après avoir fait honneur au café que le professeur nous offre très gentiment en nous montrant le reste de sa belle maison. Il nous raconte que sa femme et sa fille dorment encore, épuisées des courses qu’elles ont faites hier : la robe de la future mariée a coûté 20.000 F, mais il faut ce qu’il faut car ils vont fêter l’évènement début juillet avec 200 personnes dans le jardin…

Il n’y a pas un chat sur la route. Nous passons par RAGUSA, très impressionnante sur son rocher et, après avoir traversé des paysages qui me font beaucoup penser à la Crète, nous arrivons à midi à la fameuse VILLA CASALE. Les mosaïques  sont vraiment uniques, on dirait une sorte de puzzle géant sur quatre mille mètres carrés !

Naturellement, il y a un monde fou ici : des groupes d’Italiens, d’Allemands, de Français, de Japonais…Je dois prendre mon mal en patience car les deux filles mettent deux fois plus de temps que moi pour visiter l’endroit. Elles écoutent religieusement toutes les explications du guide, tandis que pour moi, les grandes lignes suffisent.

Ce sera pire l’après-midi à Agrigente. Le soleil est de retour car le vent (toujours trop froid pour un 18 avril !) a eu raison des nuages. Le site de la VALLEE DES TEMPLES est vraiment beau, à condition d’avoir la ville dans le dos !

Elle est totalement défigurée par des buildings dignes des pires endroits des banlieues parisiennes ! J’ai beaucoup de mal à marcher au pas d’escargot de mes deux Italiennes et je décide de les quitter le lendemain pour la suite de mon aventure.

SCOPELLO

Quelle chance de découvrir le plus bel endroit de cette île – selon moi – en fin de voyage ! Il m’a fallu presque la journée pour y parvenir : en train d’Agrigente via PALERME et CASTELLAMARE, ensuite par bus jusqu’à SCOPELLO. Mais je suis positivement enchantée de ce coin de paradis, au moins aussi beau que Taormine (moins le volcan tout de même) et surtout beaucoup plus tranquille, car nous devons être 10 touristes en tout et pour tout dans le village.

Grâce à mon Guide du Routard (irremplaçable, même si toujours améliorable !), je trouve une chambre avec vue sur la mer dans une pension qui fait plutôt « maison de campagne où l’on reçoit des amis » avec sa grande cheminée dans l’entrée/salle à manger, avec sa petite bibliothèque multilingue dans l’escalier qui monte aux chambres. L’âme de cette PENSIONE TRANCHINA est une chinoise au sourire ô combien chaleureux, née à Panama où elle connut son Sicilien de mari.

Je pars me promener dans les environs pour découvrir une des tours des Sarrazins et le superbe panorama de la baie au soleil déclinant. Ensuite je dîne fort bien dans ma pension de « farfalle al pesto » (avec tellement d’ail que je crois cracher des flammes !), de poisson frais accompagné d’une salade craquante et du « vino locale ». Réveillée le lendemain matin par des flots de soleil qui entrent dans ma chambre (quel régal !), je me délecte d’un petit déjeuner copieux avec – enfin ! – un thé convenable. Je mets mes belles chaussures de montagne dans mon sac à dos, un pique-nique et mon bikini et hop, à dix heures, je suis déjà à flanc de montagne dans la RESERVE DE ZINGARO.

La réserve, créée en 1981, est la première réserve naturelle de Sicile et abrite 650 espèces végétales sur 7 km de côte. Je marche pendant une bonne heure et demie en admirant ce panorama merveilleux sans foule. Dans une crique superbe où je peux faire « la lucertola al sole » / le lézard au soleil, je me prélasse jusqu’au moment où une classe de jeunes filles de Palerme débarque assez bruyamment dans cette sérénité.

Mais la journée n’est pas finie. Après avoir fait consciencieusement mes vocalises prescrites par mon professeur de chant Julia, je vais bavarder avec Guido qui tient la minuscule épicerie du village. Il me raconte que le BAGLIO, datant du 18ème siècle était le château-fort d’un roi qui venait chasser ici et qu’en face, l’immense jardin royal qu’on aperçoit à peine à travers la grille rouillée du portail, c’est toujours « il giardino del re ».

C’est ici que se passe toute l’animation du village. En dehors de deux mois d’été, où il vaut mieux être ailleurs, c’est vraiment un lieu de repos où il n’y a rien d’autre à faire que des balades en montagne et de la bronzette au bord de la mer.

Actuellement, il n’y a qu’un seul restaurant ouvert (à part ma pension) et il n’a pas une très bonne réputation auprès des quelques touristes que je rencontre. La cuisine n’est pas en jeu, mais il y a une raison : la famille qui tient ce restaurant est au bord de la faillite. TOUT le monde en Sicile construit ou agrandit sa maison sans permis de construire et 99% s‘en tirent – mais eux se sont fait prendre. Le mari et père a dû aller en prison et en plus ils ont eu une lourde amende. Et toujours pas de permis ! Donc l’étage, qu’ils ont construit, est inutilisable et pourtant là, sous leurs yeux, jour après jour, pour leur rappeler leur malheur. Dur, dur.

Je vais donc pour découvrir ce BAGLIO d’où s’échappent le son d’une guitare et des rires. Une quinzaine de personnes est assise dans cette magnifique cour près d’un immense eucalyptus et d’un palmier. Ils boivent, ils chantent, ils me font volontiers une place, m’offrent du vin – tiré d’un jerrican en plastique ! – et me demandent des détails sur mon voyage. Ils sont déjà un peu ‘partis’ mais quand-même très sympas et quand je prends la guitare (totalement désaccordée, ô dio mio!) pour chanter « La dernière baleine », un grand silence se fait. Le patron sort même de son bar ainsi que d’autres personnes, qui avaient vaqué à leurs occupations dans les maisons avoisinantes.

Il faut croire que mon travail avec Julia porte ses fruits car à la fin de la chanson les applaudissements crépitent. Ils ne veulent plus me laisser partir et pendant une heure nous chantons ensemble, soit des chansons siciliennes (eux), soit anglaises (un couple d’Anglais avec moi) et on improvise même un blues « fritto misto » ! C’est imprévu, chaleureux, c’est LE moment de grâce de ce voyage !

A partir de maintenant, je suis adoptée, d’autant plus que j’arrive même à les faire rire et ça, c’est la récompense suprême dans une autre langue ! A un des jeunes hommes qui s’est assis à côté de moi et qui me fait des yeux doux en roucoulant « L’amour est comme une belle journée » je réponds « Oui, bien commencée le matin, mais déjà finie le soir ». Ca fait rigoler tout le monde et on m’invite à partager leurs spaghettis, leurs minuscules artichauts succulents, leurs olives locales et je ne compte plus les cappuccini offerts dans les jours qui suivent !

Le lendemain matin, je monte d’abord à la tour sarrazine qui domine le village et d’où on a une splendide vue de l’ensemble. Ensuite, plus loin, plus haut ! Les cloches des vaches, des chèvres et des brebis m’accompagnent et me sont une douce musique pendant que mes yeux se régalent du paysage et que l’odeur du maquis en fleurs chatouille agréablement mes narines. Dans un chemin abandonné, je trouve des marguerites jaunes aussi grandes que moi : une personne plus petite y serait carrément noyée…

En redescendant de la montagne en fin d’après-midi, je m’arrête en chemin pour faire mes vocalises. D’abord, parce que j’ai toujours peur de déranger les gens de l’hôtel et ensuite parce que je ne trouverai pas de si vite un panorama aussi époustouflant pour qui chanter mes « psipsopsi » et autres « oui, j’ouvre ma cage ». Au bord d’un petit trou d’eau, il m’arrive une chose très drôle: il y a plein de grenouilles vertes qui s’en donnent à cœur joie comme moi. Il s’ensuit un duel entre un énorme crapaud qui semble ne pas apprécier ma voix et me le fait bruyamment savoir. J’en ris tellement que je dois aller plus loin pour finir mes « loualoualou ».

Dans la soirée, en attendant que la braise soit prête pour griller les sardines et pendant que les « spaghetti al sarde » se préparent, Gabriel et Susi, les deux Anglais me racontent des choses passionnantes sur ce village. Ils ont quitté l’Angleterre et ont décidé de vivre ici malgré la Mafia (qui a tué quelqu’un du village l’an dernier ! Bien entendu, personne n’en parle…). Gabriel voudrait se rendre utile en écrivant un guide sur le village et ses possibilités de balades dans les environs, afin d’inciter les touristes à venir HORS saison et ainsi à prolonger la vie active de Scopello. Les paysans sont littéralement submergés de touristes pendant les deux mois d’été où ils doivent gagner suffisamment pour pouvoir vivre le reste de l’année. Comme ils sont TRES lents, aussi bien pour prendre une décision que pour l’appliquer ensuite, Gabriel essaye de les pousser dans la bonne direction – mais ce n’est pas facile !

Pour Susi, les premiers mois ont été très durs à vivre car elle a du mal à accepter qu’on puisse rester planté là pendant des heures à ne rien faire du tout, à tchatcher en attendant simplement qu’un évènement se passe ! Très significatif : AUCUNE horloge en Sicile (inclus dans les banques !) ne marque l’heure véritable ! Exception faite de la montre Quartz bien visible au-dessus de la tête du chauffeur des grands « pullman » qui relient Palermo à Catania.

Il est vrai que mes hôtes m’avaient demandé d’arriver « verso le otto » et que je dois ensuite attendre pendant deux longues heures avant de pouvoir passer à table. Heureusement, j’avais senti le vent et j’ai apporté des antipasti (olives et salami) pour calmer mon estomac qui criait famine. Mais le dîner fut délicieux – je n’ai jamais mangé d’autres artichauts aussi divins – et c’était une très belle expérience à vivre !

A la fin de mon séjour il n’est pas question de payer le litre d’huile d’olive d’Andrea ou les citrons de Sergio, l’heureux propriétaire du jardin du roi. Je suis très émue par toute cette gentillesse et ces deux dîners aux chandelles (!) resteront avec les promenades en montagne et au bord de la mer les meilleurs moments de ce voyage. Addio, SCOPELLO, mi dispiace di partire !

CATANIA, 23 avril 1994

Comme c’est bien de boucler la boucle ainsi : je me rappelle la fatigue du premier jour et je suis merveilleusement reposée maintenant. J’ai fait beaucoup de progrès en italien et, c’est drôle, je me sens presque un peu chez moi dans cette ville. Nettement plus qu’hier, à PALERMO, ville que j’ai carrément détestée ! Quel bruit, quelle puanteur ! Ils conduisent comme des dingues, en freinant dans un bruit épouvantable juste à 30 cm du passant qui ose traverser la rue. La ville est vraiment TRES sale et laisser l’hôtel de ville dans son état pitoyable est franchement criminel à mes yeux.

A la fin des deux semaines passées en Sicile, j’ai vraiment l’impression – quitte à me tromper – d’une nation et d’un peuple profondément divisé en deux. Ceux du Nord méprisent assez ouvertement ceux du Sud (qui commence juste en-dessous de Rome) et ceux du Sud ont un profond complexe d’infériorité mais ils ne savent pas comment faire pour rattraper économiquement ceux du Nord. Il y a là un parallèle assez saisissant avec l’Ouest et l’Est de l’Allemagne !

Il me semble que le Sud de l’Italie a quelques 40 ans de retard, comme si on était encore dans les années 50 et que 68 n’avait jamais eu lieu… En discutant avec mes deux Italiennes de Bologna mais aussi avec Emmanuela, la prof de Noto et avec sa fille ou encore avec Susi, qui regarde tout ça à travers ses yeux d’étrangère, il apparaît assez clairement que les Italiens en général et ceux du Sud en particulier, ne sont pas capables de résoudre les raisons des crises qui secouent le pays régulièrement.  Et que l’arrivée de Berlusconi est assez inquiétante…

Ce qui n’empêche évidemment pas l’Ile de posséder des paysages splendides et les Siciliens d’être adorables individuellement. Mais l’absence de respect pour tout ce qui n’est pas leur plaisir (!) ou leur profit immédiat me laisse pantois. Heureusement il y a la chaleur de l’accueil dès qu’on se donne le mal de parler un peu leur langue.

Hier matin, avant de partir, le facteur de Scopello m’a offert la première rose rouge de la saison (« una bella fior per une bella signorina » — pas « signora » !) et avec le basilic acheté tout à l’heure au ‘marché du premier jour’, avec les tomates séchées de Noto et des olives à l’ail de Taormina dans mon sac, je fais un clin d’œil à l’Etna car il est toujours dans les nuages et porte toujours de la neige (le temps n’est pas plus chaud qu’il y a deux semaines). Maintenant je vais m’envoler pour Paris, ma rose rouge accrochée à mon pull blanc, la rose rouge de SCOPELLO !

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