1987 – RANDONNEE EN CORSE GR20

Lundi, 27 JUILLET

Et c’est parti ! Drapeau bleu-blanc-rouge claquant au vent, « le Napoléon » appareille pour Bastia, saluant au passage le « Cyrnos » qui entre majestueusement au port. Je me dis qu’un voyage en bateau – même s’il ne dure pas plus que dix heures – est franchement plus excitant que le TGV ou l’avion. Encore que question prix, je trouve cela exorbitant : le train plus le ferry sont plus chers qu’un billet « vacances » en avion – et pour le prix d’un billet d’avion normal, je pourrais déjà voler jusqu’à New York !

Ce soir, la « mer qui danse le long des golfes clairs » ne peut pas confondre ses blancs moutons avec des nuages, car des nuages il n’y en a point. Le vent du large est chaud et caressant, plein de promesses – mais hélas aussi, probablement, d’une nuit agitée s’il devait se lever un peu plus… Un aimable officier à la tenue impeccable d’un blanc immaculé me renseigne qu’il y a environ 200 miles à parcourir dans les dix heures à venir. Il serait bien étonné, je pense, d’apprendre que je m’apprête à en faire autant en kilomètres et à pied dans les deux semaines à venir. A la différence près, que je le ferai avec un sac de 15 kilos sur le dos !

J’ai en effet décidé d’attaquer toute seule le « terrible » GR 20 qui traverse la Corse du Sud au Nord en légère diagonale en suivant de très près – par des chemins de muletiers la plupart du temps – la grande ligne de partage des eaux. Tous les randonneurs ainsi que le grand Jacques Lanzman sont d’accord pour dire que si ce « chemin de grande randonnée » ne comporte, du point de vue technique, aucun danger réel, il est toutefois nettement plus sportif que par exemple le GR 1 qui fait une boucle de 600 km autour de Paris, comportant des dénivellations de 50 m au maximum.

Moi, je vais grimper 10.000 mètres au cours de cette marche – plus que la montagne la plus haute de la terre! Et bien entendu, il faut en descendre autant , ce qui est, comme chacun sait,  encore plus difficile. Généralement la norme pour ce parcours est de 15 jours car il faut compter avec le temps qui peut se dégrader rapidement en montagne et vous forcer à rester un jour au refuge. Il faut également penser au repos car il ne s’agit pas d’une balade les mains dans les poches mais de marcher avec 15 kilos sur les épaules (je mesure 1,73 pour 58 kilos).

J’ai fait, j’ai pesé, j’ai défait et refait mon sac à dos, rien n’y fait : il n’y a pas moyen d’en réduire le poids, même en emportant le strict minimum (j’ai même sacrifié mon walkman sur l’autel de mes douleurs futures !), à savoir ma petite tente « igloo » au cas ou un refuge sera trop plein ou en cas de bivouac forcé. Il faut évidemment un sac de couchage chaud et des pulls car à 2000 mètres d’altitude, « ça caille » à partir de six heures du soir même en juillet/août. En outre il faut une couverture de « secours », un K-way et un pantalon en cas de pluie, des short et T-shirts, petit linge, une serviette, une lampe de poche, des cartes Michelin et le guide du Routard. Il me faut des bouquins, un cahier pour les notes, un petit réchaud au cas où je me trouverais en difficulté pour arriver à un refuge (où il y a partout du gaz que l’on peut utiliser moyennant 5 Francs même si l’on doit camper aux abords). Enfin, last but not least : la nourriture prévue pour une semaine, soupes, thon en boîte…Ma seule consolation est que ce poids va diminuer avec mes repas journaliers; à savoir se réduire tous les jours un peu, étant donné que je suis autonome pour au moins une semaine. Et comme chacun sait, le début est le plus dur. C’est vrai que cette entreprise est un peu folle, mais que diable, ce matin j’ai entendu à la radio qu’un type a traversé la mer sur une planche à voile pendant 45 jours ! Alors je me dis que quinze jours toute seule en montagne seront sûrement plus exaltants que ça !

Mardi 28 juillet

 « Mesdames et Messieurs, bonjour ! Il est 5 h15 et nous arriverons à BASTIA dans 45 minutes. La température extérieure est de 24 degrés. » WOW, je n’en crois pas mes oreilles : 24 degrés ! Ca me change de la bruine parisienne de ces derniers jours ! Je n’ai même pas froid (enfin presque) en montant sur le pont pour admirer le port de Bastia, et surtout ses couleurs : l’ocre des vieilles maisons, plus ou moins retapées, le vert du phare qui se mire dans l’eau bleue du port, le ciel d’abord rouge puis virant à l’opalin avant que le soleil ne se lève…c’est admirable !

Nettement moins la gare routière qui est fermée. Je dois tuer deux heures en attendant l’autocar de huit heures et demie. Alors une petite balade autour du port et petit déjeuner sur la place du Marché.

Je hume avec délice l’odeur du basilic qu’on vend ici pour 3 F en gros bouquets. A la table je remarque des Allemands qui ont le culot  de manger des croissants achetés chez le boulanger d’à côté – au lieu de ceux du cafetier. Mais quand arrive mon addition, je comprends ma douleur et leur toupet… !

Pendant le long voyage en car, je retrouve mes impressions d’il y a six ans où j’avais été engagée  pour une semaine dans un camp de vacances : un concert contre le voyage en avion, le gîte et le couvert au bord de la Grande Bleue ! La route côtière est moche et en grande partie assez meurtrière. Mais il suffit de lever le regard vers la droite pour être enchantée par les petits villages accrochés au flanc de la montagne, en-dessous du grand ciel bleu. Les maisons croulent sous les lauriers rose et plus nous avançons vers le sud, plus la végétation devient méditerranéenne.

Les cigales chantent à tue-tête quand je descends du car. Je me retrouve sur la route départementale qui mène à CONCA, maudissant le soleil et bénissant le petit vent qui le rend supportable. Ô chance, ô bonheur, une gentille dame m’emmène en voiture jusqu’au début de mon GR, et après avoir rempli ma gourde d’eau au « Salon de Coiffure » (petite baraque marrante aux deux séchoirs), je suis donc à pied d’œuvre.

La première heure est très pénible, comme toujours. Il faut que le dos s’habitue au sac et vice versa. Détail rigolo : j’engueule un petit chat gris très mignon parce qu’il chasse un lézard : le chat est vexé, le lézard ravi. Cinq minutes plus tard, je sens quelque chose de doux et soyeux  derrière ma jambe gauche : c’est le minou qui m’adresse un « miaou » de pardon. Plus tard, au refuge, j’apprendrai qu’il appartient au berger de BLAVELLA et qu’il est descendu à Conca en suivant des randonneurs. J’en croise d’ailleurs en grand nombre : deux superbes Françaises musclées et bronzées, pas mal d’Italiens et surtout des Allemands de toutes sortes, mais en général, deux hommes ou deux femmes. Et moi, je suis unique, car je ne vois ni homme ni femme seul…

Pendant que je marche, je pense aux journées de préparation de ce voyage: après avoir lu et relu le guide du GR20, j’ai décidé de le faire « à l’envers ». Ce n’est pas pour faire mon intéressante mais pour deux raisons logiques : en allant du SUD au NORD, j’aurai le soleil dans le dos, au lieu de l’avoir tout le temps dans les yeux. Et surtout, je ferai le plus dur du chemin, à savoir l’étape qui contient le ô combien fameux CIRQUE DE LA SOLITUDE, à la fin, en étant bien entraînée. J’ai bien noté toutes les sources, je suis munie de cartes — et des innombrables conseils des amis qui trouvent évidemment cette expédition bien trop dangereuse pour une femme seule !

Mais je sais où je vais car en faisant le contraire de tout le monde, je rencontrerai justement tout le monde et donc, si je me fais ne serait-ce qu’une foulure (ce qu’à Dieu ne plaise), on me retrouvera dans l’heure ! En outre, j’ai fait 6 jours de randonnée dans le Gers pour m’entraîner et je suis une bonne « grimpeuse ».

Paysage brûlé en grande partie, mais de superbes formations de rochers rouges. Pas de photos car le temps s’est couvert, aménageant néanmoins par-ci par-là de beaux coups d’œil sur la Crête Est de la Corse. Je peine quand-même un peu dans les premières montées et je suis toute surprise et contente d’arriver au refuge de PALIRI après seulement cinq heures de marche (repos non compris) car mon guide me donnait 1h15 de plus !

Le gîte est bondé, mais un groupe très aimable se propose de me faire une petite place. Comme il fait chaud et lourd dedans, et frais et bon dehors, je décline cette aimable offre et m’installe en bivouac – couverture « secours » dessous le sac de couchage – à côté du refuge. Je ne suis pas la seule, hélas, car plein de groupes passent  leur dernière nuit ici avant de « finir » le GR demain. Alors, après avoir renoncé à faire la queue pour me laver et après avoir goûté ma délicieuse soupe chinoise du soir, je m’enroule dans mon sac de couchage avec un bouquin (pour le plaisir) et des pruneaux d’Agen (pour la digestion).

Le soir tombe doucement, et toutes les deux minutes, je lève mon nez de mon livre pour admirer les couleurs du ciel et de la montagne autour. Si en ce début de soirée je goûte la musique classique diffusée par la patronne du gîte, je peste un peu plus tard contre un groupe de jeunes qui branchent dehors une radio avec de la musique « FM ». Ailleurs, un autre groupe allume un contre-feu et braille : « ça me fait de la peine mais il faut que je m’en aille ». Si c’était vrai ! Mais non, ils s’incrustent jusqu’à l’heure limite (22h) et je me demande comment les gens ne peuvent pas se taire devant cette merveille de ciel avec ses milliers de petits points lumineux. Jamais l’expression « dormir à la belle étoile » n’a été plus vraie ! Même pendant la nuit j’ouvre de temps en temps un œil, pour vérifier si tout est encore bien accroché là-haut…

Mercredi, 29 juillet

Oh mon Dieu, ce n’est pas vrai ! Ne me dites pas que je vais être réveillée désormais chaque jour par les premiers randonneurs qui partent à 5H30 du matin… Les fous ! Voyons, il ne fait pas si chaud que ça ! Est-ce bien raisonnable ? En soupirant, je sors de mon sac de couchage, je n’ai pas eu froid du tout, bien qu’on soit à mille mètres d’altitude. Mais la rosée a bien mouillé le duvet et toutes les choses que j’avais laissées en dehors du sac. Ça m’apprendra ! Comme il y a encore la queue à la fontaine, je décide de rester sale jusqu’à une prochaine occasion, qui se présentera plusieurs fois dans la journée tant qu’il est vrai que je ne marche pas pour rien sur la crête de partage des eaux.

A 6 h 25 tapantes, je pars dans le matin virginal. Que c’est beau ! Les rochers des montagnes sont tout roses et quand je me retourne dans un virage, juste avant le lever du soleil, je crois voir une estampe japonaise : un pin, des nuages qui montent de la vallée et la pointe d’une montagne… je suis éperdue d’admiration et une fois de plus très contente de marcher seule. C’est bizarre, hier je n’avais pas desserré les dents de tout l’après-midi et le soir au refuge, au lieu de me lier à un groupe de Français ou d’Allemands, je suis restée seule après dix minutes de bavardage de politesse avec la patronne.

Cela vient sans doute du fait que j’ai beaucoup trop parlé de moi et de toutes sortes de choses ces dernier jours, car j’ai rencontré un homme qui, que – enfin bref, j’ai besoin de méditer seule ! Par exemple sur le fait, que la marche en générale et celle en montagne en particulier, m’enseigne plein de choses. Primo « tu marcheras OU tu admireras » mais jamais les deux en même temps, car plus beau est le panorama, plus dure sera la chute. Secundo « pas la peine de foncer comme un bulldozer, l’important est d’arriver et non pas d’arriver le premier ». Vue de loin, mon allure ressemble certainement à celle d’un escargot, et pourtant il est primordial de marcher à son rythme, sans fausse honte ! D’où également mon horreur de marcher en groupe. Curieusement, je suis presque toujours dans les temps, voir plus rapide que ce que mon guide indique comme moyenne. Tertio « prendre le temps de musarder si l’occasion se présente » – on n’est pas là pour maigrir ! Et le plus important, c’est LE PLAISIR. Quatrième et dernier adage « être complètement à ce qu’on fait » car la montagne est exigeante !

Toutes ces considérations m’ont amenée au COL DE BAVELLA où je retrouve la ’civilisation’ avec voitures (quel bruit et quelle puanteur !), petite échoppe et Fast-Food (sic !) aux prix prohibitifs ! Mais j’y retrouve aussi – – les oiseaux. J’avais remarqué l’absence de ceux-ci particulièrement en ce matin radieux et je me demande si les oiseaux ne sont pas devenus les mêmes que l’homme qui vit en HLM à St. Denis (ou ailleurs) toute l’année et qui se fourre à la « Grande Motte » (ou ailleurs) pour ses vacances. Fuyons !

Deux possibilités s’offrent à moi : suivre le GR 20 normal dans la Vallée du Ruisseau d’Asinao ou prendre la variante «un peu plus sportive » qui escalade les AIGUILLES DE BAVELLA, nommées aussi les CORNES D’ASINAO. Un peu plus sportive ? Mon œil ! Ma seule distraction, quand c’est vraiment trop dur et que le sac pèse un âne mort, c’est de jurer comme un charretier, sans que cela ne dérange personne, à part les lézards qui deviennent de plus en plus gros et beaux. Mais les petits Dieux de la Montagne se voilent la face et me punissent en me voilant la vue d’en haut des Aiguilles. Aïe !

Vus de loin, ces trois Pics sont déjà redoutablement dentelés, vus de près, c’est pire ! Heureusement, de l’autre côté le chemin descend dans une très jolie forêt faite de pins, de bouleaux et d’aulnes. Que ça sent bon ! En plus des fougères qui m’accompagnent depuis le début, il y a le genièvre avec ses petites boules bleues et le buis qui exhale son parfum si particulier.

Mais la descente est raide. Bientôt j’ai les genoux qui tremblent. Comme quoi il est vrai qu’à dénivellation égale, une descente est toujours plus dure pour les muscles qu’une montée. Et vraoum ! C’est la chute, presque la culbute, car le poids de mon sac m’entraîne. Ça fait mal à ma peau, mais heureusement ce n’est pas la « chute finale ». Ah, ces pierres qui roulent – je les déteste cordialement ! Redoublant de prudence, j’arrive cahin-caha au ruisseau d’ASINAO, où je m’allonge après avoir déjeuné d’une tomate, de pain de seigle avec du fromage, d’eau et une pêche, pour une sieste bien méritée, bercée par le ruisseau et les feuilles d’aulnes au-dessus de moi.     

Tirée de mes rêves très agréables par le pia-pia des groupes des randonneurs qui tchatchent à qui mieux mieux. C’est une véritable autoroute, ce GR ! Une fois de plus je trouve, en les croisant, Germania en tête, suivi de près par la France, puis l’Italie. Pas trace de British ou d’Américains pour le moment. Je monte un chemin fort agréable qui serpente parmi les jeunes pins et bouleaux, caressé par un petit vent bien agréable. Si, à midi, les nuages m’avaient défendu de contempler les trois Cornes d’Asinao, maintenant le ciel est parfaitement dégagé et en montant au REFUGE D’ASINAO, je peux contempler à loisir mon « œuvre », à savoir le chemin parcouru aujourd’hui non sans satisfaction.

Forte de mon expérience d’hier soir, je m’arrête à quelques encablures en-dessous du refuge, aux « anciennes bergeries » qu’on a retapées un peu. Actuellement elles abritent deux cousins bergers, un petit garçon et le chien obligatoire. Des murets merveilleusement bien reconstruits, entourent plusieurs terrasses. En buvant une tasse de Nescafé obligeamment offert par un des bergers, il me raconte : « Avant on y cultivait des patates et des légumes pour notre propre consommation, et pour les vendre à QUENZA. Maintenant, on y laisse camper les randonneurs. » A ma demande : « Quand est-ce que c’était  ‘avant ‘ ? » Il répond en souriant : « Quand on était jeunes, pardi ! Maintenant on va sur la retraite, et je n’ai pas trouvé ma bergère, sinon je recommencerais tout ! »

Il est adorable, ce Monsieur Jean-Paul, et me montre la fontaine où l’eau est glaciale comme si elle sortait du frigo. Il m’invite à dîner, visiblement ravi d’avoir quelqu’un avec qui papoter, et me raconte, qu’il n’est plus question pour lui de garder le troupeau de vaches lui-même mais qu’il les surveille depuis sa bergerie aux jumelles. On n’arrête pas le progrès ! Même plainte ici que dans les Pyrénées ou dans les Alpes : les jeunes ne veulent pas reprendre le flambeau, et il n’y aura donc plus de berger ici dès que Jean-Paul aura pris sa retraite. Dominique, sa nièce, qui tient le refuge à 50 m au-dessus de la bergerie, descend pour le dîner. Délicieux la salade de tomates, le pâté Corse, le fromage Corse et comme dessert la confiture de myrtilles faite maison. Tout cela avec comme fond de décor les  PICS/AIGUILLES/ CORNES TORRE D’ASIANO et le ciel nocturne par-dessus : on dirait un restaurant mille étoiles…

Quand Dominique et moi, nous allumons une (!) cigarette avec notre dernier verre de rosé de SARTENE (très bon), Jean-Paul est horripilé, mais il ajoute avec malice : « De toute façon, c’est vous maintenant qui menez la barque : cigarettes, pantalons (SIC !) – ce n’est plus comme les femmes de jadis, qui montaient sur leurs têtes les planches épaisses et coupées à la hache dans les pins, pour faire le toit de la bergerie. Maintenant, on monte la tôle à dos de bourricot… ! »

JEUDI, 30

A 7h30, j’arrive au soleil : 1 h 59 minutes après avoir quitté le refuge, je suis à la CROIX du MONTE INCUDINE. Le panorama me coupe le souffle ! Et je décide de me faire tous mes compliments, car 300 m de dénivelé par heure avec un sac de 15 kilos, ce n’est pas à la portée de la première venue. Ma randonnée préparatoire dans le Gers y est certainement pour quelque chose.

Quelle récompense, la vue de ce sommet – ils n’ont pas appelé ça  L’île de beauté  pour rien. En face de moi, les trois tours qui m’ont tellement fait peiner hier et derrière elles, je vois quasiment tout le chemin parcouru en deux jours et deux heures — jusqu’à la mer! De l’autre côté, AJACCIO-LA-BLANCHE scintille. Au Nord quelques nuages. Je goûte ma pêche et cette vue avec un égal bonheur, heureuse d’être ‘seule au monde’ en ce moment avant de redescendre vers les anciennes bergeries des PEDINIELLI, officiellement brûlées en 83, officieusement « sautées » après une bagarre…Au moment où je me désaltère à la source, trois bons gaillards accompagnés de leurs chiens surgissent, me saluant chaleureusement. L’un d’eux porte un sanglier d’une soixantaine de kilos sur le dos.

Comme je lui fais remarquer qu’on m’avait assuré que la chasse n’ouvrait que le 15 septembre, ils m’expliquent avec un large sourire que ce sanglier avait tué un chien et avait chargé l’un de ces Messieurs. Alors, n’est-ce pas, c’était de la légitime défense… Je n’approfondis pas, mais voyons: ils se sont donc levés « spontanément » à 1H du matin, en emportant un fusil ! S’ensuit une photo de famille et la dégustation du vin « fait maison et garanti pas trafiqué ». Bon.

Ils m’encouragent vivement à pousser jusqu’au REFUGE D’USCIOLU  et leurs compliments « pour une bonne marcheuse comme vous, ce n’est rien » me vont droit au cœur. Je pars donc, et les deux heures et demie qui vont suivre, sont un enchantement pour les yeux : on se croirait dans les verts alpages de Suisse ou  dans les Pyrénées.

Mon guide me dit qu’effectivement « cette région rabotée par des érosions glacières aux molles ondulations offre un paysage inhabituel en Corse. » Les hêtres ont remplacé les chênes liège. Il y a des digitales et des asphodèles magnifiques, et les premiers cochons noirs, si typiques en Corse, font leur apparition. C’est une belle balade sous les arbres avec un petit vent très agréable qui s’ensuit, et j’ai une petite pensée pour les « pauvres » gens du Continent où le mauvais temps persiste.

A la BOCCA DI AGNONE, je m’arrête et je consacre l’après-midi au lavage, à la lecture, au bronzage et à l’écriture. Il fait merveilleusement beau, je suis heureuse, je m’endors…

Et suis tirée de mon sommeil par un personnage noir aux oreilles énormes, très intéressé par mon sac. Hé, mon vieux, c’est chasse gardée ! Par contre, merci de m’avoir réveillée. Il est 17H30, je me sens bien reposée et je vais tout de même essayer d’arriver au REFUGE D’USCIOLU. En route! Non sans maugréer car le GR 20 suit bien la crête – mais pas du tout à plat en ligne continue ! Il fait drôlement frais maintenant, le vent s’est levé et les nuages commencent à accourir : vite, vite, je presse le pas autant que je peux, et à 19H45 je suis à bon port, après 7H45 de marche en tout en cette journée. Fière comme Artabantine…!

Le gardien du refuge m’offre un verre de cassis à l’eau, on commence à bavarder et pour finir on dîne ensemble dans son cagibi, loin de la foule des Allemands et des Hollandais qui sont dans sa cuisine. Il n’est pas content, Baptiste ! Cette année, il trouve le temps long, et la saison qui s’annonçait bonne au mois de Juin, s’est arrêtée de l’être aussi sec. Je crois que tout simplement, il a envie de retrouver au plus vite SON gîte, dont il m’ exhibe fièrement la photo grandeur affiche. En voilà un qui n’a pas attendu « les autorités » pour avoir des idées et du courage au ventre ! Il gagne 5000 F par mois et a 25 jours de congés payés. Mais le Parc Régional de la Corse ne  cotise pas au chômage. A part être le gardien de ce refuge, il a donc construit – de ses mains avec l’aide de son père ! –  un gîte d’étape de 36 places dans son village COZZANO. Il l’a appelé BELLA VISTA et l’ouvre du printemps à l’automne.

J’admire comme il se doit. Il me parle du GR20 – qu’il ne connaît PAS en totalité, pas plus que les autres gardiens rencontrés ! – et il regrette que la direction du parc n’autorise pas les gardiens à vendre de la nourriture dans les refuges : « Cela pourrait faire vivre dix familles sur le GR » se désole-t-il en me faisant signer une pétition en ce sens. Bien consciente des inconvénients (à savoir les « promeneurs du dimanche » qui laisseraient leurs voitures « quelque part » pour faire le GR « en touriste »), je signe quand-même, pensant à ma peine en ce qui concerne le poids du sac. Baptiste est ravi et m’offre en cadeau – contre une cigarette blonde mentholée – encore un peu de son bon vin corse. Mais il est 21h – au plumard !

Vendredi, 31 juillet 

La chèvre des montagnes a ce grand avantage sur moi de posséder quatre pattes et pas de sac à dos ! Je me fais cette réflexion en crapahutant dans d’énormes blocs de rocher  autour de la PUNTA DELLA CAPPELLA (2000 m) pendant qu’un vent désagréable, frais et humide m’incite à hâter le pas. Autour de moi « de la purée » ! La matinée avait pourtant bien commencé: pas de ronfleur et le premier levé seulement après 6 h – j’avais carrément l’impression d’avoir fait la grasse mat’ !

Dehors, il fait moins bon qu’hier, mais peu importe. La montée au COL DU BROUILLARD ? Un jeu d’enfant, mes jambes semblent marcher toutes seules et même les nuages ne me gênent pas trop car ils sont vite dispersés pas le vent. Cela donne que je peux apercevoir loin là-bas les crêtes entre moi et la mer, laquelle scintille au loin. WAS KOSTET DIE WELT ? Ou en bon français : « Le Roi n’est pas mon cousin » (pour moi : « la Reine n’est pas ma Marén » 🙂

Je descends au soleil jusqu’au COL DE LAPARO et je croise et recroise mon collègue Italien solitaire et aussi taciturne que moi. Nous marchons à peu près à la même allure sauf que lui a un walkman sur la tête et un bandage autour du genou. Les choses se gâtent en montant à la PUNTA CAPELLA à cause du vent, du brouillard et de la « petite gymnastique » (comme le précise mon guide)  entre les rochers – voir plus haut…

Exténuée mais ravie d’avoir gagné encore une fois 1H30 sur le temps du guide ( 5h contre 6H30 !), je suis la première à arriver au REFUGE DE PRATI et je goûte une demi-heure au soleil toute seule , installée au seuil de la bâtisse, avec au premier plan un petit troupeau de vaches qui broutent paisiblement.

Hélas, le mauvais temps me rattrape vite et je dois rentrer au refuge, où arrive mon collègue tout juste (ha!) et les Allemands de service bien sûr. Triste après-midi gris et froid. De surcroît je n’ai plus de pain, le mien ayant moisi dans le sac. Mauvaise humeur donc. Rien n’est plus beau que la montagne par beau temps et rien n’est plus tristounet quand il fait moche. Frigorifiée, je passe mon temps à boire du thé, à manger, à lire Cavana – et à regarder toutes les 5 minutes par la fenêtre, si « ça ne se lève pas », car j’ai envie de pousser plus loin. Au contraire, ça empire : brouillard, plus pluie et  même tonnerre au loin. C’est seulement en fin d’après-midi, quand un groupe de Français sympas arrive (papa, copain et 3 ados) en même temps que le gardien, que l’on voit briller tout au loin un arc-en-ciel annonçant du beau temps pour demain. Enfin, espérons…

Samedi, 1er AOÛT

Une douche chaude !!! Mon Dieu, que la civilisation a du bon, ne serait-ce que pour ce délice ! Je suis propre comme un sou neuf et je ne regrette pas mes 9H30 de marchemon record absolu ! Ce matin, en effet, il faisait un temps radieux et j’ai goûté une fois de plus la beauté et la sérénité de la marche solitaire avec une vue qui va loin, loin, loin….Pif, paf ! Je descends au COL DE VERDE . Sur le panneau d’indication, « on » a fait une joli carton avec une arme comme c’est la coutume en Corse . Une personne aimable me permet d’appeler « le Continent » pour donner de mes nouvelles à l’homme cher à mon coeur.

Comme me l’avait dit, hier soir, le gardien du refuge, «  à partir de là c’est une promenade ». En effet, c’est un chemin qui va presque tout le temps à la même hauteur, ombragé par des aulnes et des hêtres, contournant le MONTE RENOSO. Je fonce. Quand je passe aux BERGERIES DES CAPANELLE, ce que je vois me plaît tellement peu – site saccagé par un téléski, voitures, touristes – que je m’arrête tout juste pour reprendre de l’eau. En plus, le ciel commence à s’assombrir et c’est donc raté pour la bronzette aujourd’hui. Tant mieux, comme ça, j’y arriverai ! Effectivement, à 18H j’arrive, un peu clopinant quand-même, à la MAISON FORESTIERE DE VIZZAVONA, assez surprise, ma foi, de la trouver là où je n’espérais plus la trouver, car je me suis perdue en chemin. Ou plutôt, j’étais tellement plongée dans mes pensées (c’est fou, ce que je ne m’ennuie pas avec moi-même !) que j’ai négligé l’impératif numéro UN : être attentif au chemin et à ce que tu es en train de faire !

Subitement, les signaux rouges et blancs du GR20 sont remplacés par des rouges et jaunes, puis par des jaunes tout court. Je commence à m’inquiéter. En consultant la carte – car j’ai trop la flemme de remonter pour chercher mon chemin, étant à seulement une heure du but –  je constate que le pire qui puisse m’arriver, c’est de déboucher au COL et non à la GARE de Vizzavona. Alors, je me consacre entièrement à un tapis de fraises qui se trouve devant mes pieds subitement. Il faudrait que je sois à demi-morte pour ne pas manger des fraises des bois ! Arrivée à VIZZAVONA, tous les hôtels sont complets mais il y en a UN qui fait également refuge et pour 5 F de plus, on a le droit d’utiliser la douche ! Ce que je fais abondamment avant de partir en courses: Un œuf 1,50 F, les tomates 10 F le kilo, les pêches sont à 12 mais un pain de seigle rond à 7,60 F – c’est raisonnable. S’ensuit un copieux repas corse : soupe, omelette au bruccio et à la menthe, steak- frites, fromage et pêche ; le tout pour 70 F plus 20 F la demi-bouteille de vin. Propre et rassasiée, c’est dodo à 21 h.

Dimanche, 2 août

Radieux le matin, et radieuse également la Berg qui appartient, décidément de plus en plus à la montagne, comme la montagne lui appartient. A grande force de politesse, je reste au lit jusqu’à 6H30, pour ne pas réveiller la chambrée entière. Ensuite je m’installe au jardin pour le petit déjeuner, et constate une fois de plus que les Allemands randonneurs mangent en effet TOUS du « Muesli », que j’ai en horreur car il a fallu que j’en mange pendant toute mon enfance….

Hop, c’est parti pour un joli sentier qui longe la rivière AGNONE, bordé d’immenses pins, sapins et hêtres. Ca bourdonne côté bourdons, et ça chante à tue-tête côté oisillons.

J’avance d’un bon pas et j’arrive à la CASCADE DES ANGLAIS (que sont-ils venus faire ici ??) en un temps record. C’est après que ça se corse, comme qui dirait, car je commence ma lente montée de la journée. Aïe ! Au début, tout va bien car j’avance dans l’ombre des arbres, au frais. La rivière glougloute à côté et la montée n’est pas trop rude. Forte de mon expérience d’hier et n’ayant « que » six heures de marche en tout, d’après le guide, je décide de m’arrêter quelques heures dans cette belle VALLEE DE L’AGNONE qui est adossée à la PUNTA MURATELLO qu’il va falloir franchir. Plus tard…

La rivière a creusé ici des petits bassins partout – et en montant hors du sentier pour avoir la paix – je trouve une sorte de piscine privée parfaitement à mon goût où je m’installe avec mon bouquin et ma crème solaire pour tout vêtement.

Quelques heures plus tard, je vois avancer en-dessous de moi un Monsieur tout sourire dehors – et si j’ose dire autre chose aussi, car il est nu comme un ver, mises à part ses sandales ! Je me couvre vite fait. Poliment, il me demande d’abord en anglais puis dans un français marrant : « Combien de temps pour sommet » ? Pour me venger de ma quiétude troublée, j’oublie illico presto tout mon anglais, et lui fais un discours sévère en français, comme quoi, avec des sandales, on n’escalade pas une montagne, que d’ailleurs il y aura peut-être un orage – bref, qu’il vaudrait mieux retourner d’où il est venu.

Penses-tu ! Têtu comme une mule, je le retrouve un peu plus tard, habillé cette fois, sur le GR car effectivement les nuages sont en route et donc moi aussi. Il va abandonner un peu plus haut et il fait bien ! Les deux heures de montée qui restent –  sur  4H30 dans l’ensemble – sont vraiment pénibles et la descente de l’autre côté ne vaut guère mieux. Je suis fatiguée et de fort méchante humeur quand j’arrive au REFUGE D’ONDA, n’ayant qu’une seule envie : m’allonger dans mon duvet sur une couchette. Ben, c’est raté! Le refuge est archi-complet. Une « aire de bivouac-camping » est complaisamment installée à coté mais là aussi, il y a déjà du monde.

ZUT, flute, crotte ! Ca veut dire monter la tente car à 1400 m d’altitude, il fait trop froid le soir pour bivouaquer. Ici, la narratrice se doit de faire un aveu : elle n’a encore jamais monté sa tente! Jusque là, des mains masculines et fort douées s’en étaient galamment chargées. J’avais bien essayé il y a 10 jours de la planter dans mon salon parisien, mais les « sardines » refusaient obstinément de rentrer dans ma moquette…

Alors, je m’échine pendant une demi-heure pour un résultat très aléatoire, car l’édifice est assez branlant, je dois bien l’admettre. Mais voilà t’y pas qu’un Monsieur s’amène, regarde « l’œuvre » sans rien dire (ça me plaît !), sort deux, trois sardines du sol pour les replanter différemment  – et, merveille, subitement ma petite tente igloo tient parfaitement debout ! L’homme me regarde, sourit et me dit « Ecco Signora » ! J’admire et je remercie comme il se doit. Et comme par enchantement – je m’étais pourtant refugiée dans le coin le plus éloigné du camping – il en pousse 4,5,6 autres Italiens qui s’intéressent de très près à cette curieuse tente…

Comme ils sont sympas, nous lions connaissance. Ils viennent seulement  de commencer le GR 20 à Vizzavona et ont assez souffert de cette première journée. En plus, ils ont oublié leur guide – un comble ! J’étale ma carte et mon guide sur le gazon et leur explique qu’ils ont le choix pour le lendemain entre deux chemins : soit le plus court mais aussi le plus dur par la crête, soit plus facile et plus long par la vallée. On invite  Maria, la giornalista  (je ne parle jamais de mon métier en vacances et me fais souvent passer pour une journaliste d’un canard de Berlin) pour un café devant leur tente qui est fort chic en alu et ronde comme le veut la mode. Ils m’offrent du raisin et des petits gâteaux, adorables. Tous sont de Bologna et ont la permission d’une semaine de la part de leurs femmes pour cette randonnée en célibataires. Nous regardons le soleil se coucher dans ce joli cirque – mais il fait frisquet et je rentre dans mes appartements.

LUNDI, 3 août

Autre vallée, autre rivière et autre atmosphère. Ma rencontre du matin est celle d’un berger avec son troupeau de 150 chèvres devant sa bergerie. Il a une bonne tête de brigand Corse, un châle rouge lui tient lieu de ceinture et s’il y avait assez de lumière dans la vallée, je le prendrais volontiers en photo. Il est 8H30 (j’ai déjà marché depuis une heure et demie) et je lui demande du fromage de chèvre. Mais il ne l’entend pas de cette oreille : « Tu as le temps, non ? » Euh, en principe oui, mais j’ai quand-même 900 m de grimpette devant moi et ça va cogner dur aujourd’hui. Qu’à cela ne tienne, il faut boire le coup – et pas du café svp, mais de l’eau de vie et pas qu’un peu…

J’obtempère et comme récompense, j’ai un beau fromage frais gratis, et toute son admiration pour cette touriste qui a le courage de randonner toute seule. Il explique cela à son cousin qui a rappliqué de la bergerie du dessus. Ils sont drôlement bien installés là. Pour la première fois, je vois dans une bergerie des poules, un coq, une tonnelle et même un petit cerisier qui a déjà donné deux cerises, comme on m’explique fièrement. Il faut dire que cette vallée est vraiment jolie, avec sa grande forêt de pins et de fougères qui atteignent facilement 1,50 m. Mais ça grimpe sec le long du MANGANELLO et je me félicite d’être partie tôt.

N’empêche que je suis bientôt en nage quand je rencontre deux filles venant du prochain refuge BERGERIE DE PUZZATELLI. Elles me renseignent qu’il y a une « douche et piscine naturelle » là-haut. Alors, vite, avant que le gros de la troupe arrive. Elle est vraiment très dure, cette montée, et je suis à bout de souffle et d’eau quand j’arrive au refuge. Mais effectivement, la douche me fait un bien fou et j’attaque d’une belle faim mon déjeuner. Rainer le Hollandais me rejoint et me raconte sa rando de deux semaines dans les Pyrénées et qu’après la Corse il enchaînera avec deux semaines en Autriche avant de rejoindre Utrecht. Son sac pèse 22 kilos !! Dont au moins 7 kilos de bouffe : d’énormes morceaux de fromage hollandais, du lait sucré et du miel en tubes, des légumes lyophilisés – c’est incroyable, il a de quoi tenir au moins un mois ! Et il trouve encore la force de monter au MONTE d’ORO, 900 m plus haut que le refuge… !

Moi, je déclare forfait et je m’en vais bronzer, non sans saluer auparavant la gardienne du refuge, avec laquelle j’échange un bouquin et nos impressions du temps qu’il fera demain. Il va faire beau, dit-elle, « et ce n’est pas trop tôt ». Il n’y aura que quelques nuages en début de soirée. Ils se dissipent d’ailleurs d’une bien curieuse manière : on dirait que quelqu’un les souffle par-dessus la brèche qui se trouve dans notre dos. Mais à peine sont-ils arrivés devant la moitié du panorama grandiose qui nous entoure – RIEN d’autre que des montagnes à perte de vue ! – qu’ils sont déjà aspirés, happés par la vallée. Je regarde ce spectacle fascinant depuis ma tente, emmitouflée dans mon sac de couchage car j’ai froid ! Mais je ne me lasse pas du film grandiose du ciel du soir…

MARDI, 4 août

…et celui du petit matin, quand le ciel, qui était encore à l’instant de toutes les couleurs de l’arc en ciel, vire carrément au rouge brique, avant de s’éclaircir pour laisser place au soleil. C’est TRES beau avec un panorama pareil sous les yeux et de se réveiller en remarquant juste ce changement de couleur par rapport à hier soir. Quel bonheur, ces matins où le monde m’appartient ! C’est sûrement ce qui va me rester de plus beau de cette randonnée.

N’empêche que  ça caille quand je m’extirpe à 5 H 30 de ma tente en m’efforçant de faire le moins de bruit possible. Chose plus facile à dire qu’à faire ! Toutes mes affaires sont  empaquetées dans des sacs en plastique – contre la pluie – et j’ai l’impression de faire un foin du diable en les replaçant dans mon sac à dos. Je déteste déranger les autres –  tout comme je n’aime pas être dérangée par les autres. C’est ce que j’explique aimablement à deux garçons Français et Allemand qui parlent à haute voix…. Derrière un gros bloc de pierres, je vais prendre mon petit déjeuner en me réchauffant avec du thé et le gaz que je laisse brûler un peu. Je démonte ma tente vite fait (ha, j’ai appris !) et à 6H15, je me mets en route, toute contente qu’il fasse frais car cela me permet de grimper plus vite.

Mais une fois en haut du col – Mamma mia, quel vent ! Il manque de m’emporter plusieurs fois, malgré mon sac lourd, et une fois, je ne dois mon salut qu’à un gros rocher qui rentre en contact assez brutalement avec mon genou gauche, mais qui m’empêche de faire la culbute. S’ensuit une forte poussée d’adrénaline et j’avance de plus belle – j’ai des ailes ce matin! Et comme le monde m’appartient jusqu’à 8 heures – car jusqu’à cette heure, jamais personne ne vient à ma rencontre sur ce GR ! – je goûte ce plaisir tous les jours à nouveau. Il est vrai que la vue d’ici  est encore une fois tellement EXTRA-ordinaire, que je dois m’arrêter tous les six pas pour l’admirer (en me cramponnant à un rocher pour ne pas tomber…). Le décor est tout simplement époustouflant !

Mais le chemin n’est pas facile, loin de là et « ma petite gymnastique du matin parmi les rochers » ne prend fin qu’à dix heures, quand j’arrive enfin à la dernière brèche. Encore la descente, rude également, et puis à moi la cascade et la douche du matin ! L’eau est tellement glaciale qu’elle me coupe le souffle – mais c’est revigorant et j’attaque le reste du chemin d’un élan nouveau. Un enchantement d’un autre genre m’attend : après les yeux, les pieds ! Car j‘avancerai pendant trois heures dans une merveilleuse vallée couverte d’herbe épaisse, sur laquelle je rebondis littéralement ! Tout n’est que calme, luxe et volupté — quel pied ! Ce ciel bleu criard , cette herbe verte entrecoupée de petits ruisseaux et mini-lacs, ces montagnes tout autour !

Deux heures plus tard, je me trouve au LAC DE NINO. C’est une sorte de paradis avec des chevaux sauvages (ou tout au moins en liberté), des veaux tétant leur  mère, des cochons de toutes les couleurs – qui sont très curieux de mon sac à dos ! – et des oiseaux de toutes sortes. Je m’arrête et pendant tout l’après-midi je me saoule littéralement du soleil brûlant sur ma peau, du floc-floc des vaguelettes du lac, du tintement des cloches des vaches… Quand le soir tombe doucement et que les « touristes d’un jour » s’en vont, je reste seule un moment dans cet univers paisible. Je suis tellement heureuse  –  et j’ai la certitude que plus rien de ce voyage n’atteindra la beauté de cet instant !

Quand mes gentils Italiens rappliquent, j’en suis presque désolée mais eux aussi sont heureux d’être là et pendant qu’un ingénieur répare un cerceau de ma tente qui s’était cassé, nous nous racontons mutuellement notre journée en faisant la popote et en discutant de notre chemin du lendemain. Tout ceci à voix basse, le plus discrètement possible car on n’a pas le droit de camper ici. Nous avons donc monté nos tentes à l’abri des buissons et nous n’allumons  pas de feu, nous ne laisserons pas le moindre déchet derrière nous. Nous montons à la source pour prendre de l’eau potable. Il n’est évidemment pas question de se baigner dans le lac – qui menace déjà, hélas, de devenir une mare boueuse par la pollution. Notre repas franco-italo-allemand est pourtant très gai, on échange parmeggiano e mortadella contre potage chinois et  bananes ….c’est joyeux, quoi ! Bien entendu, je finis par être invitée à Bologna et d’innombrables photos sont prises. Et juste, dans la dernière lueur du soir tombant, quand nous faisons le tour du lac, subitement on se croirait en Irlande, tellement les couleurs virent au bleu-vert, avec une magnifique demi-lune en prime. Et je pense que cela fait seulement 8 jours que j’ai dormi pour la première fois dehors, à Palari. Ca semble si loin déjà !

MERCREDI, 5 août

Matin exceptionnel : je caracole avec des poulains AVANT même le petit déjeuner ! Comment se priver d’une telle joie inattendue? Bien sûr, ils sont timides, mais tellement drôles aussi ! La matinée s’annonce splendide, malgré un grand vent qui n’a pas arrêté de secouer ma petite tente pendant toute la nuit. Je suis très contente de ne pas avoir à faire de crêtes aujourd’hui. Le chemin qui quitte ce paradis est très beau. De plus en plus je me félicite de faire le GR avec le soleil dans le dos, ce serait très fatigant de marcher tout le temps avec le soleil dans les yeux ! J’avoue avoir du mal à m’arracher à cette vallée bénie mais l’âme de la randonneuse est ainsi faite qu’elle est toujours encore plus curieuse de ce qui l’attend….

Malheureusement c’est l’hôtel CASTEL DE VERGIO qui m’attend. J’y ai rendez-vous avec Rainer, le Hollandais, et mes « ragazzi » italiens qui dorment toujours plus longtemps que moi. Je constate qu’il est finalement très agréable, ce rythme de se lever avec le soleil et de se coucher à la nuit tombante. Parfois je fais « des pointes » jusqu’à 22 h avec une lampe de poche pour lire – mais c’est vraiment un max.

L’hôtel a, paraît-il, une petite boutique où l’on peut se ravitailler. Hélas, hélas – non seulement je me perds sur un chemin pourtant facile  et j’arrive en même temps que les autres ce qui est vexant ! – mais en plus quand à 11h45 j’apprends que la boutique n’ouvre qu’à 15 heures (!), que la minute de téléphone pour l’Allemagne est à 10 Francs, pour le « continent » 6 F, que la salade de tomates (en Août !) coûte 17 F, le morceau (!) de pain au Self 2 F et qu’on doit cocher sur une liste fournie les choses qu’on voudrait acheter — les bras m’en tombent !!

Tout le monde peste contre cette « organisation » car quand nous pouvons enfin partir à 15H15, il fait chaud et nous avons à grimper dur ! Au moins, nous avons tous pu nous laver discrètement au lavabo à l’eau chaude – c’est interdit mais c’est agréable. Et les couleurs du paysage sont absolument splendides. Aucune de ces vallées ne se ressemble et toutes ont leur charme particulier.

Ma grimpette est interrompue par la rencontre de trois Corses – deux hommes et une femme – avec deux chevaux et toute une batterie de cuisine. A ma question, ils me répondent, hilares, qu’ils s’installent pour deux jours au Lac de Nino. Et à mon exclamation faussement indignée : « Mais c’est interdit d’y camper ! » ils répondent laconiquement : « Bah, si on ne devait faire que ce qui est permis, Madame…» Ahlala – si les autochtones ne respectent pas la montagne, comment l’attendre de la part des touristes ???

J’avance, mais j’avance lentement car depuis deux jours, j’ai une vilaine ampoule au pied droit et un genou qui me fait un peu mal. Il n’empêche qu’à 18H40 j’arrive au REFUGE  CIOTTULI DI I MORI, ravie d’être la première car je peux choisir mon lit ! Je suis vraiment trop crevée ce soir pour dresser ma tente – et en plus ce refuge est le plus haut de la Corse, car il se trouve à 2000 m d’altitude.

Donc, pas question de dormir dehors, j’aurais trop froid. Je décide de monter le lendemain matin à la PAGLIA ORBA,  donc à la « reine de la Corse » car c’est le deuxième sommet après le MONTE CINTO et il n’est qu’à 500 m du refuge. Ensuite je me la coulerai douce au refuge pour me refaire une petite santé avant d’attaquer en forme le terrible  CIRQUE DE LA SOLITUDE.

« Mes » Italiens m’ont suivi depuis le Lac, mais ce soir c’est « l’addio » définitif et six visages piquants m’embrassent avec force : « Ciao, a  l’anno prossimo ! » — et je les laisse partir, un peu émue comme une Maman canard laisse nager sa couvée de canetons dans le grand monde…

JEUDI, 6 août

A 8h10 tapantes, j’arrive au sommet de la Paglia Orba à 2525 m après 1H25 d’ascension – nettement plus facile sans le sac à dos ! De la haut, j’ai une vue presque à 360 degrés ! Comment dire l’indicible ? Au Nord le CINTO, à l’Est le barrage de la CALACCIA SEGNIOR, à l’Ouest les golfes de PORTO et de GALERIA. Au loin, on devine CALVI – et d’ici là, il n’y a que des montagnes, des montagnes ! Petites, grosses, pointues, rondes, crètelées, c’est saisissant, époustouflant, magique !

Mais, horreur, subitement je me retrouve coincée entre deux parois de rochers où je n’aurais jamais dû atterrir si j’avais suivi le même chemin qu’à l’aller…Je n’ai voulu en faire qu’à ma tête et je suis bien punie car la panique me saisit. Il me faut plusieurs petites prières pour me décider à me déchausser et à jeter mes chaussures de marche, mes braves compagnons, dans la « cheminée » où elles font un bruit sinistre en tombant. « Ma petite fantaisie » a failli me coûter cher et il me faut toute la force acquise pendant ces dix jours pour me sortir de ce mauvais pas. En arrivant en bas, je tremble de tous mes membres – mais en me chaussant à nouveau, je suis aussi fière d’avoir bravé le danger. Sauf qu’à partir de maintenant, c’est strictement dans les clous que je terminerai le chemin – mon ange gardien a fait des heures sup’ aujourd’hui et je l’en remercie chaleureusement comme il se doit.

Le reste de la journée, je prends ça cool: seulement trois heures de marche et encore entrecoupées de deux longues pauses au bord des torrents. Que cela fait du bien de se reposer sur des pierres plates chaudes en rivalisant avec les lézards… ! J’ai pris une belle couleur de pain d’épice.

En passant le COL DE FOGGIALE et pendant toute la rude descente aux BERGERIES DE VALLONE, c’est un vrai défilé des gens qui montent et je commence à ne pas aimer cela du tout. On sent la proximité des routes de CALASIMA et de HAUTES ASCO. Aux bergeries, il n’y a pas plus de bergers que de fromages, mais – étonnant pour un GR – une buvette (!) avec bières, coca et casse-croûte… Un peu plus haut se trouve le « nouveau refuge » qui est tellement sonore avec plein de monde très bruyant, que je rebrousse chemin tout de suite pour aller camper un peu plus bas. Et tout d’un coup, en inspectant mon sac de ravitaillement, j’en ai marre ! Marre de devoir compter mes tranches de pain, marre de ne pas avoir au moins une tomate ou une pêche par jour,  marre de devoir dormir soit sur du sol dur soit dans les ronflements dans les refuges, marre de l’ »autoroute GR » – marre quoi ! 

Alors, changement de programme : le CINTO, ce sera pour la prochaine fois et demain j’irai aussi loin que possible, peut-être jusqu’à BONIFATOU !

VENDREDI, 7 août

Euh — j’avais peut-être vu un peu grand quand-même avec 1000 mètres d’ascension et  plus encore de descente. Et surtout avec le CIRQUE DE LA SOLITUDE qui demande une attention extrême !

J’arrive – après 8 heures de marche – seulement au REFUGE DE CAROZZU, à encore 1H30 de Bonifatou. Tant pis. Ce fut une journée plus rude que belle, mais je suis quand-même très contente car le « Cirque » est tout à fait faisable quand on est entraîné. Je ne le ferais sûrement pas au début de la randonnée et je me demande vraiment pourquoi tout le monde suit ce Guide comme des petits moutons au lieu de prendre le GR du Sud au Nord !

Ce n’est pas tant que la montée à la BOCCA MINUTA (à 1218 m) jusqu’au fond du Cirque (à 1980 m) et la remontée de l’autre côté jusqu’au COL PERDU (à 2183m) soit tellement difficile au point de vue dénivellement car il n’y a que deux à trois cent mètres à faire chaque fois. Mais c’est raide, TRES raide ! Et il faut faire très attention, même si l’on est aidé par des mains courantes. Ce matin, j’ai vu deux Italiens en CHAUSSURES DE SKI et je n’en croyais pas mes yeux ! Maintenant je comprends mieux pourquoi il y a tant d’accidents et de morts sur ce GR – pour la plupart dus à un mauvais équipement et souvent à l’imprudence (comme moi, hier..). Alors, la photo n’est franchement pas terrible, mais j’étais si heureuse et fière d’avoir réussi que je la laisse.

En tous les cas, je suis très contente de me retrouver, fourbue, à l’ancien REFUGE d’ALTORE. C’est avec une certaine émotion que je regarde la VALLE HAUTE DE L’ASCO, puisqu’il y a six ans très exactement que je m’étais promis là-haut de faire un jour le GR 20 en totalité. Aujourd’hui a été la journée la plus difficile de tout le parcours – et pas forcément la plus belle car même l’environnement de la PUNTA CURAGHIA et de la MUVRELLA (à 2148 m) est dur et sec.

Entre deux rochers, j’aperçois CALVI et je sais ainsi que mon voyage touche à sa fin. Plus loin, il y a la passerelle de SPASIMATA et là, peut-être à cause d’un chemin long et difficile, j’ai une sorte de vertige qui me la fait franchir avec les genoux en gélatine…Et comme je suis heureuse d’avoir atteint ce refuge, très joliment situé dans une forêt de bouleaux. Il y a même une « douche », c’est-à-dire deux tuyaux d’eau froide, qui me débarbouille bien. Il fait nettement plus chaud ici-bas.

Je goûte les derniers rayons du soleil,  je m’étire à la façon des chats car j’ai un peu mal partout. Vraiment très fatiguée, je me couche immédiatement après le repas, bien que le gardien essaye de me persuader de prendre le lendemain matin un bout du « nouveau » GR, car celui que j’avais pris il y a six ans, a brûlé un an plus tard. Mais il doit admettre que le nouveau est « casse-pattes » et que j’en ai pour 6 heures minimum avant d’arriver à BONIFATOU. Et moi, j’ai envie d’arriver tranquillement à CALENZANA et à mon petit hôtel où je mangerai de la confiture de tomates… 

SAMEDI, 8 août

Et bien voilà, je suis arrivée. C’est fini – et comme toujours, je suis un peu sonnée et triste, car »le bébé est né ».

Calenzana, si pittoresque de loin, est une déception. Il y a un monde fou, beaucoup plus encore qu’il y a six ans. »Mon » hôtel est plein, l’autre aussi et le gîte d’étape, qui se trouve juste à côté de la grande route bruyante, qui relie Calenzana à Calvi (quelle bonne idée !), n’a que 18 places. Il n’y a pas de gazon pour planter la tente, pas de clé pour les douches froides – mais un accueil chaleureux  par le gardien Jean-Claude avec sa gentillesse, son coup de rosé et sa phrase : « Il n’y a pas de problèmes ! ».

Après douze jours de silence, le trafic de la petite ville me semble aussi résonnant et intense que celui des Champs-Elysées. Mais il y a des compensations : il est 20 heures  et je suis assise en short et chemisier au lieu d’être avec le jean, deux pulls et coupe-vent ! Je viens de commander « la grand menu » du restaurant : 107 F avec une demi-bouteille de vin, service non compris. A côté, on joue aux boules, les gens remontent de la plage, le carillon de l’église sonne le dimanche, et le soir tombe doucement. Il y a les cris d’enfants, les vieilles femmes corses habillées en noir, qui étaient déjà assises sur le pas de la porte quand je suis arrivée et qui regardaient très attentivement QUI allait me suivre car bien entendu, je ne pouvais pas randonner seule…. L’une d’elle m’a demandé, incrédule « TOUTE SEULE ??? Et depuis combien de temps ? » « 13 jours, Madame ». Un silence respectueux a salué mon départ !

Je savoure le vin corse et les quatre dernières cigarettes du paquet acheté sur le « Napoléon ». Je regarde les randonneurs qui remplissent leur gourde à la fontaine pour le lendemain. Je regarde les couleurs ocres et roses des maisons, je me détends, je suis bien. Demain matin, je vais m’habiller en fille, et avant de monter dans l’avion pour rejoindre mon amoureux, je prendrai le bus et ferai ensuite un petit tour en bateau – pour le contraste!

Ce matin, levée à 6H15 comme il se doit, je suis exceptionnellement partie de suite en T-shirt et short via Bonifatou. Et puis, à l’embranchement  de l’ancien et du nouveau GR, j’ai eu, soudain, envie de jouer un dernier coup de dés. Au lieu d’être sage, j’ai voulu retrouver l’ancien GR – et je l’ai trouvé ! Une fois encore, le chemin n’appartient qu’à moi SEULE, même si mon « raccourci » me coûte au bas mot 4 heures de plus et pas mal d’égratignures aux jambes… Le Maquis a bien repoussé depuis l’incendie en 82, il me griffe les bras et me cingle les cuisses mais je suis heureuse une dernière fois sur ce GR20. En arrivant à Calenzana par le CHEMIN DES FACTEURS, comme je l’avais imaginé, je retrouve les murs à droite et à gauche couverts des premières mûres. Cela me change de mon régime des derniers jours, car ce matin, après le petit déjeuner, il ne me restait plus que quelques biscuits, un peu de sucre et de sel.

Un vieux Monsieur m’offre une pleine main de mûres de son sac ainsi que des amandes et l’inévitable vache – petite-fille de celle rencontrée il y a six ans ? – ne m’épouvante plus. Je lui donne une grande claque sur le derrière et crie « Barre-toi, la vacca ! ». Elle est vexée. Au loin, le Golfe de Calvi et ses voiliers me saluent. Le poids du sac (quel sac ?), je ne le sens plus en caracolant le dernier bout du chemin qui mène à Calenzana,  HEU-REU-SE !

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